Page:Physiologie du gout, ou meditations de gastronomie transcendante; ouvrage théorique, historique, et à l'ordre du jour, dédié aux gastronomes Parisiens (IA b21525699).pdf/393

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

temps dans cette alternative, ne paraissait pas trop mécontent de son sort.

l’affamé.

À ce tableau des avantages de l’industrie j’en vais accoler un autre d’un genre absolument opposé.

Je rencontrai à Lausanne un émigré lyonnais, grand et beau garçon, qui, pour ne pas travailler, s’était réduit à ne manger que deux fois par semaine. Il serait même mort de faim de la meilleure grâce du monde, si un brave négociant de la ville ne lui avait pas ouvert un crédit chez un traiteur, pour y dîner le dimanche et le mercredi de chaque semaine.

L’émigré arrivait au jour indiqué, se bourrait jusqu’à l’oesophage et partait, non sans emporter avec lui un assez gros morceau de pain ; c’était chose convenue.

Il ménageait le mieux qu’il pouvait cette provision supplémentaire, buvait de l’eau quand l’estomac lui faisait mal, passait une partie de son temps au lit dans une rêvasserie qui n’était pas sans charmes, et gagnait ainsi le repas suivant.

Il y avait trois mois qu’il vivait ainsi quand je le rencontrai : il n’était pas malade ; mais il régnait dans toute sa personne une telle langueur, ses traits étaient tellement tirés, et il y avait entre son nez et ses oreilles quelque chose de si hippocratique, qu’il faisait peine à voir.

Je m’étonnai qu’il se soumit à de telles angoisses plutôt que de chercher à utiliser sa personne, et je l’invitai à dîner dans mon auberge, où il officia à faire trembler. Mais je ne récidivai pas, parce que j’aime qu’on se roidisse contre l’adversité, et qu’on obéisse, quand il le