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anthologie

tenu au centre d’une série de cercles concentriques sur lesquels on projetait de moins en moins de lumière à mesure qu’ils s’éloignaient de lui. Très renseigné sur ce qui le touchait de près, il ne l’était point sur le reste. Proche de lui la brume commençait, allant s’épaississant jusqu’à devenir compacte sur l’horizon. Or, le temps est venu, temps de démocratie cosmopolite, où non seulement les contacts internationaux se sont faits quotidiens et multiples, mais où, en raison des intérêts enchevêtrés, il s’est trouvé que la meilleure façon de servir son pays allait être désormais de bien connaître les autres pays. À partir de ce moment, les procédés pédagogiques en usage, — procédés de clocher, pourrait-on les appeler — sont devenus les plus grands pourvoyeurs de malentendus internationaux, parce qu’ils faussaient toutes les proportions et de chaque question, en réalité prismatique, faisaient une surface d’apparence plane.

Au dedans des frontières, les malentendus aussi naquirent, parce que le procédé synthétique, facile à appliquer au développement du cerveau quand les éléments de la synthèse étaient peu nombreux, ne pouvait plus fonctionner avec des éléments chaque jour plus nombreux. Alors on a dû se lancer dans le maquis des « bifurcations », qui ne sont que du spécialisme prématuré et, par là, frappé d’impuissance. On a distingué la formation scientifique de la formation littéraire et, parmi les Sciences, les « naturelles » des « mathématiques », et parmi les Lettres les Modernes des Anciennes. Ainsi, on a fabriqué des intelligences parcellaires prenant chacune leur parcelle pour la totalité et ne se comprenant plus tout en croyant se comprendre, ce qui produit de toutes les collaborations la plus défectueuse et la plus dangereuse.

La muraille s’est alors haussée et épaissie entre la simplicité de l’enseignement primaire et la complexité des ordres suivants. Autrefois, le secondaire était un primaire qui avait « continué ». Celui qui n’avait pas continué pouvait du moins le suivre des yeux. Il savait à peu près où il allait. Rien de tel maintenant. La muraille est presque infranchissable mentalement. Elle a isolé le prolétariat de la bourgeoisie au point de vue intellectuel, sans doute pour la plus grande satisfaction des intérêts de classe de la seconde, mais pour le plus grand dam des intérêts de l’humanité.

Où va l’Europe ? 1923.