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souvenirs d’amérique et de grèce.

une sorte de crépuscule gris reposant et doux. Ce crépuscule n’est point dissipé.

Les autorités des États-Unis persécutèrent ces illuminés inoffensifs ; le coup de feu qui tua inopinément Joe Smith dans sa prison créa véritablement le mormonisme en faisant de son fondateur un martyr. Puis vint Brigham Young, colonisateur génial, mais homme sans conscience ni morale qui, en guidant cette troupe innocente et désorientée dans une odyssée merveilleuse à travers des déserts sans fin, et en faisant jaillir la richesse agricole du sol désolé de l’Utah, plaça sa domination et son prestige hors de toute atteinte. Il put alors imposer à ses sujets une discipline et une organisation militaires, établir la polygamie, organiser un véritable haras humain, faire appel aux instincts les plus abjects ; rien n’ébranla son pouvoir. Dans ce cadre farouche et grandiose où les montagnes ont des couleurs dures et des arêtes coupantes, les eaux des somnolences lourdes, la végétation des démences imprévues, il édifia une patrie sinistre, sans horizon et sans profondeur, une patrie où les joies furent bestiales et les vertus vulgaires.

Tous lui étaient soumis, mais tous ne le suivaient pas. La polygamie était la récompense de la richesse : « Devenez riches, disait le Prophète, et je vous donnerai autant de femmes que vous pourrez en entretenir ». Des centaines de Mormons restèrent pauvres et monogames et ne détachèrent pas leurs regards du paradis enfantin que leur avait ouvert Smith. Ils travaillèrent la terre, mais pour mieux gagner le ciel. Soixante-dix ans ont passé depuis le soir