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LA SITUATION ÉCONOMIQUE

martyre. Les détaillants refusent d’accepter au pair les assignats, les boulangers cachent leurs pains. La suppression des monts-de-piété livre les malheureux aux manœuvres éhontées des prêteurs sur gages. L’excès de souffrance pousse naturellement à tous les désordres. On dévaste les bois, on attaque les fermes ; les grandes routes, défoncées par les charrois militaires, deviennent des coupe-gorge et tout homme qu’on y rencontre est suspect. La désorganisation de la police favorise le brigandage à la campagne et la prostitution dans les villes. Partout rôdent les « chauffeurs » et les bandits de toute espèce. Pour trouver une semblable anarchie, il faut remonter à cette période de troubles civils qui a marqué la fin du XVe siècle, entre la mort de Marie de Bourgogne et l’avènement de Philippe le Beau[1]. Maintenant comme alors, il semble que se tarissent les sources de la vie nationale et, sous l’action du désespoir ou de la misère physiologique, la population, maintenant comme alors, décroît avec une rapidité effrayante. Bruxelles en 1783 comptait 74,427 habitants : il n’en a plus que 66,297 en 1800. Bassenge, en 1797, affirme que Liège a perdu 20,000 âmes et Verviers 5,000. De 1797 à 1801, le département de l’Escaut tombe de 578,562 habitants à 560,850, et celui de la Lys de 477,723 à 459,436.

La crise atteignit son maximum d’intensité à la fin de 1795. En se prolongeant plus longtemps, elle eût amené la ruine totale d’un pays que la République avait décidé de conserver et dont il lui importait dès lors de ménager les ressources. Déjà le Comité de Salut Public avait pris quelques

  1. Sur la situation durant l’hiver de 1794-1795, les renseignements abondent. Voy. entre autres la Correspondance de Bouteville, les documents publiés par Aulard, les histoires locales. En décembre 1794, des gens meurent de faim dans la région de Stavelot et de Spa (Aulard, Actes du Comité de Salut Public, t. XIX, p. 69). Le 26 novembre 1794, l’administration centrale ordonne la formation de greniers d’abondance et la réquisition de toutes les subsistances (Arrêtés, p. 136). Le 1er mai 1795, arrêté contre les vagabonds, les pillards, etc. (Ibid., p. 401). Le 18 février 1795, les représentants Cochon et Ramel disent que « la Belgique est épuisée et ses habitants réduits au désespoir ». Ils ont donné des ordres pour y faire venir de Hollande des secours en grains et fourrages (Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. IV, p. 240).