Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/172

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des parures aux femmes, des ornements d’autel et des draps d’or aux églises. Nulle spécialité : ce sont tout à la fois des brocanteurs, des rouliers, des aigrefins, des chevaliers d’industrie. Ce ne sont pas encore des marchands professionnels, mais ils le deviennent.

Ils le deviennent quand décidément chez eux, le commerce est devenu un genre de vie en soi, détaché de la vie hasardeuse et au jour le jour. Et alors ils se fixent. Il leur faut une résidence dès que vraiment ils sont entrés dans l’exercice normal du trafic. Ils s’établissent en un point favorable à leur genre de vie : auprès d’un port, à un endroit de relâche pour les bateaux, dans une cité épiscopale favorablement située. Et là ils se trouvent en compagnie de leurs semblables, et à mesure que leur nombre devient plus grand, d’autres arrivent. Et alors l’association tout naturellement s’établit entre eux. S’ils veulent jouir de quelque sécurité, ils doivent voyager en bandes, en caravanes. Ils se groupent en gildes, en sociétés religieuses, en confréries. Tout le commerce du Moyen Age jusque vers la fin du xiie siècle est un commerce de caravanes armées (hanses). Cela n’en augmente pas seulement la sécurité, mais aussi l’efficacité, car si les compagnons se protègent les uns les autres sur les grand’routes, ils achètent aussi en commun sur les marchés. Grâce à l’accumulation de leurs petits capitaux, ils entreprennent des affaires assez importantes. Dès le commencement du xiie siècle, il est question d’accaparement de grains. À cette époque, plusieurs d’entre eux ont déjà réalisé des fortunes qui leur permettent des achats d’immeubles importants[1]. Ailleurs, c’est leur gilde qui, dans la ville où ils habitent, subvient aux travaux de fortification. Il est absolument sûr qu’il y a chez eux un esprit de gain très âpre. Il ne faut pas croire qu’on ait à faire à de braves gens cherchant tout simplement à nouer les deux bouts. Leur but, c’est l’accumulation de la fortune. Dans ce sens, ils sont animés de l’esprit capitaliste que la psychologie rudimentaire des économistes modernes s’efforce à faire prendre pour quelque chose de très mystérieux, né dans la pénurie ou dans le calvinisme. Ils calculent et ils spéculent ; ils apparaissent à leurs contemporains comme assez effrayants pour que l’on ne soit pas étonné qu’ils aient fait un pacte avec le diable. La plupart d’entre eux ne savent sans doute pas lire. On n’en a pas besoin pour faire de grandes

  1. Pour comprendre ces grands bénéfices commerciaux dans une situation où les guerres et les famines sont continuelles, il suffit de voir ce qui se passe en ce moment pendant la guerre.