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la religion, et cette agitation paraît bien proche du désarroi. On souffre et on se remue plus qu’on n’avance. Car le seul sentiment dont on ait nettement conscience, c’est celui de ses maux. On veut y échapper sans savoir par où, ni comment. On n’a rien à substituer à la tradition qui pèse sur soi et dont on ne parvient pas à s’affranchir. Si ébranlées qu’elles soient, les vieilles idées subsistent et on les retrouve partout, modifiées sans doute ou altérées, mais sans présenter de changements essentiels. Dans leurs traits principaux l’Église, l’État, la constitution sociale et économique restent en somme durant ces cent cinquante ans ce qu’ils étaient à la fin du xiiie siècle. Il en est d’eux comme de l’art et de la science. L’architecture gothique et la scolastique ont encore assez de force pour fournir des œuvres intéressantes, mais l’époque de leurs chefs-d’œuvre est passée. L’apparition partout du travail n’aboutit qu’à des avortements. On sent bien que le monde attend un renouveau. Mais l’aube est lente à paraître en dépit de quelques lueurs qui percent ça et là. Les hommes de ce temps-là sont inquiets, nerveux, douloureux. Aucun n’atteint à la grandeur. Que l’on compare un Jean XXII, un Clément VII à un Innocent III ou à un Boniface VIII ; un Charles V à un Saint Louis ; un Charles IV à un Frédéric II ! Personnalités curieuses ou attachantes sans doute, mais de second plan, dont aucune ne peut passer pour l’incarnation de son époque, parce que ce qui manque précisément à cette époque d’instabilité, c’est un caractère qui soit bien à elle, un idéal dont elle s’inspire et qu’elle cherche à atteindre.

Ce qu’elle apporte de neuf et ce qui frappe tout d’abord, si on l’examine d’un coup d’œil d’ensemble, ce sont ses tendances révolutionnaires. Nulle part elles ne triomphent, mais on les observe dans tous les domaines. L’État et l’Église n’en ont pas été plus garantis que la société. Toutes les autorités traditionnelles sont discutées, attaquées : les papes et les rois comme les propriétaires fonciers et les capitalistes. Les masses profondes du peuple qui, jusqu’alors ont supporté ou soutenu le pouvoir, s’insurgent contre lui. Aucune époque avant celle-ci ne fournit autant de noms de tribuns, de démagogues, d’agitateurs ou de réformateurs. Au reste, nul ensemble dans tout cela et nulle continuité ! Les crises sont nombreuses et violentes, mais courtes et dispersées, symptômes d’un malaise social qui d’ailleurs n’est pas également ressenti partout et se manifeste suivant les régions de diverses manières. Il faut, si on veut en saisir la marche et la portée, l’observer tout