Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/436

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ratif. Placé en dehors de celui-ci, le prolétaire moderne est complètement à la merci de son employeur. Nul recours contre lui, ni celui de l’autorité publique, puisqu’elle s’abstient, ni celui que pourrait spontanément, à son défaut, fournir l’association. Car l’association des travailleurs est interdite. D’ailleurs les ouvriers sont trop misérables et trop incultes pour s’organiser et le pouvoir qui se désintéresse d’eux protège au contraire le patron et a bien soin d’intervenir quand, poussés à bout, ils se mettent en grève. Au surplus, il ne faut pas oublier que le travail à domicile, forme générale de l’organisation industrielle jusqu’à la fin du xviiie siècle, est aussi favorable à l’exploitation des travailleurs qu’il se prête mal à leur entente et à leur coopération. Il faut se garder pourtant d’exagérer et l’importance du prolétariat et celle de l’industrie libre pendant les trois cents ans qui s’écoulent depuis 1450 environ. Malgré sa forme nettement capitaliste et ses progrès continuels, la manufacture, même dans les pays où elle est la plus avancée, n’occupe encore, dans l’activité nationale, qu’une place assez restreinte. L’industrie urbaine des métiers qui, à côté d’elle, continue à pourvoir la plupart des villes, restreint singulièrement son marché. Elle le cède de beaucoup au commerce et surtout à l’agriculture qui partout demeure la branche essentielle de la production.

Mais dans l’agriculture elle-même quel bouleversement ! Ici aussi la poussée capitaliste se fait profondément sentir. Suivant les pays, elle a eu pour résultat, soif d’affranchir le paysan, soit de le replonger dans un servage beaucoup plus complet et surtout beaucoup plus dur que celui du haut Moyen Age. Rien ne se comprend plus facilement que ces conséquences contradictoires. Dans les pays économiquement les plus avancés, comme l’Italie et les Pays-Bas, les propriétaires comme les manufacturiers, et pour les mêmes raisons, favorisent systématiquement le travail libre.

De même que les corporations de métiers gênent l’expansion du capitalisme industriel, de même les vieux liens héréditaires qui attachent le paysan à la terre et lui donnent un droit sur elle, gênent celle du capitalisme foncier. Au xive siècle, les seigneurs avaient espéré augmenter leurs revenus en accentuant leurs droits sur les vilains. Ils s’aperçoivent maintenant qu’ils ont fait fausse route. Si rigoureusement qu’on les exige et les perçoive, les droits de corvée, de champart, de meilleur catel, de formariage, etc. ne fourniront jamais que des revenus médiocres et tout à fait dispro-