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et de vanter sa marchandise au détriment de la marchandise d’autrui. Ainsi chacun reçoit sa place au soleil, mais une place rigoureusement mesurée et dont il lui est impossible de sortir[1]. Nul n’y songe d’ailleurs. Car à la sécurité de l’existence correspond la modération des désirs. Les métiers ont fourni à la petite bourgeoisie des cadres admirablement adaptés à sa nature. Jamais sans doute, elle n’a été aussi heureuse que sous leur égide. Pour elle, mais pour elle seulement, ils ont résolu la question sociale. En la garantissant contre la concurrence, ils l’ont garanti en même temps contre l’intervention du capitalisme. Jusqu’à la Révolution française, les petits industriels sont restés obstinément fidèles à ces corporations qui sauvegardaient si bien leurs intérêts ; peu d’institutions économiques ont été aussi tenaces.

La première moitié du xive siècle est l’époque de l’apogée des métiers. Mais à mesure qu’ils se développent, les deux caractères essentiels de leur constitution, le monopole et le privilège, s’accusent naturellement de plus en plus. Chaque groupe d’artisans s’ingénie à augmenter sans cesse le protectionnisme dont il s’entoure comme d’une forteresse. L’admission de nouveaux membres se fait plus malaisée ; l’apprentissage devient plus long et plus difficile, l’acquisition de la maîtrise plus coûteuse, si bien que le compagnon pauvre ne peut plus guère espérer d’y atteindre. Une espèce de malthusianisme industriel commence à se faire jour, livrant le marché local à un petit nombre de maîtres entre lesquels l’absence de concurrence n’est plus qu’une prime à l’exploitation du consommateur. Le phénomène général, aux environs de 1350, de l’arrêt de l’accroissement des populations urbaines, est dû sans doute à l’exclusivisme corporatif qui, peu à peu, rend impossible aux gens de la campagne leur établissement en ville. Mais dans les villes mêmes, au sein de la bourgeoisie, que de plaintes ne soulève-t-il pas ! Combien n’en soulève-t-il pas de métier à métier, chacun d’eux blâmant chez les autres les excès du monopole qui ne lui paraît justifiable que pour lui-même. En même temps, la fraternité primitive fait place, parmi les artisans, à une opposition croissante entre les maîtres et les compagnons réduits de plus en plus au rôle

  1. Ce n’est pas le capitalisme qui est opposé aux tendances de la nature humaine, c’est sa restriction. La liberté économique est spontanée. Le métier l’écrase parce qu’elle menace la majorité. Il suppose d’ailleurs que cette majorité détienne le pouvoir politique.