Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/446

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Aussi bien toutes les puissances sociales choyent-elles les humanistes comme elles ont choyé les philosophes avant la Révolution française. Elles ne voient sans doute que des jeux d’esprit dans l’Utopie (1516) où Morus leur montre une société fondée sur la tolérance religieuse, avec instruction générale, communauté des biens et travail obligatoire. Elles ne retiennent que les traits lancés contre les moines et les scolastiques. Ce sont eux qui font le prodigieux succès du Moriae encomium (1509), le livre le plus lu du temps. Et quoi d’étonnant. Morus comme Érasme ne proclament-ils pas la supériorité de la vie du siècle sur celle du cloître ? Leur optimisme les fait croire en une transformation du monde. Vivès ne veut-il pas que l’on mette dans les mains des écoliers l’Utopie en même temps que les Colloquia ? Si les gouvernements, bien plus, les papes, les rois, y applaudissent de même que tous les hauts fonctionnaires, c’est qu’ils se gardent de parler politique. Leur attitude est tout à fait celle de Voltaire. Pour le triomphe des lumières, ils ont besoin d’un gouvernement fort, d’une autorité supérieure aux partis comme à l’Église. Ils sont, sans le dire, comme tous les intellectuels, pour le « despote intelligent ». La révolution qu’ils rêvent doit se faire par en haut, parce qu’ils l’attendent essentiellement de la science, de la raison. Sans doute, ils veulent en étendre les bienfaits à tous les hommes, mais il faut commencer par le sommet, et, dans les moyens d’exécution, ils s’appuient sur l’aristocratie sociale pour arriver à la constitution d’une aristocratie intellectuelle. En 1517, Jérôme Busleyden, sur les conseils d’Érasme, fonde à Louvain le « Collège des Trois Langues », dont le but est d’appliquer, par la connaissance des trois langues courantes, (latin, grec, hébreu), la méthode philologique aux Écritures Saintes en dehors de toute théologie positive. Un peu après, François Ier installe et dote à Paris le « Collège de France ». Wolsey établit dans le même but à Oxford le « Cardinal College » (plus tard « Christ Church »). Henri VIII protège autant les hellénistes et les novateurs que le fait en France François Ier. Quand, en 1514, éclate le conflit de Rœchlin avec l’Université de Cologne, à propos de l’opinion émise par Rome sur les livres sacrés des Juifs, l’empereur, le cardinal-évêque de Gurk, l’électeur de Saxe, le duc de Bavière, le marquis de Bade, sont pour Rœchlin, et le pape qui impose silence à Cologne laisse assez voir par là sa tendance. Les Dominicains ont beau s’agiter et crier à l’hérésie, on ne leur répond que par le dédain. L’immense édifice scolastique paraît sur le point d’être jeté bas comme tant de châ-