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singulièrement ralentie et que sa rapidité s’explique surtout par le peu de risques que couraient les novateurs. Rien n’est moins héroïque que son histoire, et il est permis de penser que la souplesse dont l’Église luthérienne devait faire preuve dans la suite à l’égard de l’autorité temporelle n’eût pas été aussi prononcée si elle s’était trouvée obligée, à ses débuts, de sacrifier à sa foi le sang de ses fidèles. Le moment n’était pas éloigné d’ailleurs ou, bien loin d’avoir à résister aux princes, elle allait se placer sous leur égide.

L’Église était depuis des siècles tellement mêlée à la société qu’on n’avait jamais attaqué la première sans ébranler en même temps la seconde. L’hérésie des Albigeois au xiie siècle avait provoqué des aspirations communistes. Wyclif a contribué sans le vouloir au soulèvement agraire de 1381 et l’on sait que le hussitisme est tout pénétré de revendications sociales. La propagande luthérienne ne devait pas faire exception à la règle. Personne, sans doute, n’était, au point de vue temporel, plus conservateur que Luther. Bien différent des humanistes et bien moins moderne, il acceptait l’ordre de choses traditionnellement établi ; il n’était révolutionnaire qu’en matière religieuse et ses attaques furibondes contre l’autorité de Rome contrastent singulièrement avec sa docilité à l’égard des autorités laïques. Mais en pénétrant au sein des masses, sa propagande devait arriver bientôt à y émouvoir ces sentiments confus que l’extrême misère accumule en leurs fonds, force redoutable qui, une fois déchaînée, échappe à toute direction et n’obéit qu’à elle-même.

On se rappelle que, depuis la fin du xive siècle, la condition des paysans allemands n’avait cessé d’empirer. Les tendances capitalistes du siècle suivant avaient encore favorisé l’exploitation à laquelle les soumettait une noblesse brutale et sans pitié. Dans la littérature allemande comme dans l’art allemand du xvie siècle, le bauer est traité avec un mépris extraordinaire. Il semble qu’on ne voie en lui qu’une brute dégoûtante ou ridicule à l’égard de laquelle tout est permis. Et en fait, les seigneurs se permettaient tout au détriment de ces malheureux : rétablissement du servage, renforcement des corvées, confiscation des biens communaux, diminution des tenures, augmentation de toutes les prestations utiles, des droits de justice, des services de toute espèce. Contre le burg féodal qui les opprimait, les pauvres gens de chaque seigneurie étaient sans défense. Ils acceptaient leur sort et se résignaient,