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PROTAGORAS

que la sottise s’opposait à l’habileté ? » — Il le reconnut. — « Et que chaque chose avait un seul contraire ? » — « Oui, je l’affirme. »

— « Alors, mon cher Protagoras, laquelle de nos deux affirmations allons-nous abandonner ? Celle qui attribuait à chaque chose un seul contraire, ou celle qui distinguait l’habileté[1] de la sagesse, qui faisait de chacune d’elles une partie de la vertu, et qui, non contente de les distinguer, les déclarait dissemblables en elles-mêmes et dans leurs propriétés, comme les différentes parties du visage ? Laquelle faut-il abandonner ? Ces deux affirmations, en effet, sont en désaccord : elles ne rendent pas le même son ni le même air. Comment seraient-elles d’accord, si d’une part une chose ne peut avoir qu’un seul contraire et non plusieurs, tandis que de l’autre, la sottise, qui est unique, se trouve avoir pour contraires à la fois l’habileté et la sagesse ? Est-ce vrai, Protagoras, oui ou non ? » — Il en convint, de fort mauvaise grâce.

— « Ainsi donc, la sagesse et l’habileté ne feraient qu’un ? Déjà la justice et la sainteté nous avaient paru d’abord bien près d’être une même chose. Allons, lui dis-je, Protagoras, ne faiblissons pas : poursuivons notre examen. Est-il un homme qui te paraisse sage quand il commet une injustice ? »

— « Je rougirais de l’admettre, Socrate, du moins pour mon compte, car beaucoup de gens sont de cet avis. » — « Est-ce donc à eux que je dois m’adresser, ou à toi ? » — « Si cela te fait plaisir, discute d’abord cette opinion, celle du grand nombre. » — « Oh ! moi, la chose m’est indifférente. Il me suffit que tu répondes, que cette opinion d’ailleurs soit ou non la tienne ; car c’est la thèse que j’examine avant tout, mais il en résulte peut-être que j’examine du même coup et moi-même qui interroge et celui qui me répond. »

Protagoras fit d’abord quelques façons, disant que la thèse était difficile à soutenir ; il finit cependant par consentir à répondre.

  1. Habileté rend incomplètement σοφία, mais souligne ce qui distingue ce mot de σωφροσύνη. Ce sont en réalité deux formes de sagesse, l’une d’ordre intellectuel et qui se rapproche de la science (son absence est ἀμαθία, ignorance), l’autre d’ordre moral, la sagesse au sens courant (son absence est ἀκολασία, déréglement) ; cf. ci-dessus, p. 46, n. 1.