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GORGIAS

privées et publiques ; il ne sait rien des plaisirs ni des passions, et, pour tout dire d’un mot, sa connaissance de l’homme est nulle. Aussi, quand il se trouve mêlé à quelque affaire publique ou privée, il fait rire de lui, de même que les hommes d’État, je suppose, elorsqu’ils abordent vos entretiens et vos discussions, sont ridicules.

Il arrive alors ce que dit Euripide : la chose où chacun brille et vers laquelle il s’élance,

Donnant la meilleure part du jour à ce soin,
C’est celle où il se surpasse lui-même[1] ;

485celle où l’on est médiocre, au contraire, on l’évite et on s’applique à la décrier, tandis qu’on vante l’autre, par amour de soi-même, dans l’idée qu’on fait ainsi son propre éloge.

Mais le mieux, suivant moi, est de n’être étranger ni aux unes ni aux autres. La philosophie est bonne à connaître dans la mesure où elle sert à l’éducation, et il n’y a pas de honte, quand on est jeune, à philosopher. Mais l’homme mûr qui continue à philosopher fait une chose ridicule, Socrate, et pour ma part j’éprouve à l’égard de ces gens-là le même sentiment qu’à l’égard d’un homme fait qui bégaie bet qui joue comme un enfant. Quand je vois un enfant qui bégaie et qui joue, c’est de son âge, j’en suis ravi, je trouve cela charmant, tout à fait convenable à l’enfance d’un homme libre ; tandis que si j’entends un bambin s’exprimer avec netteté, cela me chagrine, cela blesse mon oreille et me paraît avoir quelque chose de servile. Un homme fait qui bégaie cet qui joue est ridicule ; ce n’est pas un homme, on a envie de le fouetter.

C’est précisément ce que j’éprouve à l’égard des philosophes. Chez un tout jeune homme, je goûte fort la philosophie ; elle est à sa place et dénote une nature d’homme libre ; le jeune homme qui ne s’y adonne pas me semble d’âme illibérale,

  1. Vers tirés de l’Antiope d’Euripide, à laquelle Platon va faire une série d’emprunts. Cette pièce n’est plus connue que par des fragments et des allusions (cf. H. Weil, Études sur le Drame antique, pp. 213-246). Une scène paraît avoir été particulièrement fameuse, le débat institué par le poète entre les deux fils jumeaux qu’Antiope avait eus de Zeus, Zéthos et Amphion, sur les mérites comparés de la vie de l’homme d’action et de celle du poète ou de l’artiste. Vigoureux et énergique, Zéthos, en effet, s’adonnait à la chasse et à