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GORGIAS

qu’une sage modération ? Quand on peut jouir de tous les biens sans que personne y fasse obstacle, on se donnerait pour maître à soi-même la loi de la foule, ses propos et son blâme ? cEt comment cet homme ne serait-il pas malheureux, du fait de la morale selon la justice et la tempérance, lorsqu’il ne pourrait rien donner de plus à ses amis qu’à ses ennemis, et cela dans sa propre cité, où il serait le maître ?

La vérité, Socrate, que tu prétends chercher, la voici : la vie facile, l’intempérance, la licence, quand elles sont favorisées, font la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces fantasmagories qui reposent sur les conventions humaines contraires à la nature, n’est que sottise et néant.

dSocrate. — Ton exposé, Calliclès, ne manque ni de bravoure ni de franchise : tu as exprimé clairement ce que les autres pensent, mais n’osent pas dire. Je te prie donc de ne faire aucune concession, afin que nous apparaisse en toute évidence la vérité sur la meilleure manière de vivre. Dis-moi : les passions, à ton avis, ne doivent être en rien combattues, si l’on veut être tel qu’on doit être ; il faut au contraire les laisser grandir autant que possible, les satisfaisant par tous les moyens, eet c’est en quoi consiste la vertu ?

Calliclès. — Telle est, en effet, mon affirmation.

Socrate. — On a donc tort de prétendre que ceux qui n’ont pas de besoins sont heureux.

Calliclès. — Oui, car à ce compte, il faudrait appeler heureux les pierres et les morts.


La vie de l’homme aux désirs insatiables est-elle la meilleure ?

Socrate. — Cependant, cette vie même que tu nous dépeins est redoutable. Je me demande, pour ma part, si Euripide n’a pas raison de dire[1] :

Qui sait si vivre n’est pas mourir
Et si mourir n’est pas vivre ?

493Peut-être en réalité sommes-nous morts. C’est ainsi qu’un jour, j’ai entendu dire à un savant homme que notre vie

  1. Dans son Polyidos (frgt. 689, N.). Un fragment de son Phrixos (830, N.) exprime presque textuellement la même idée.