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GORGIAS

autre péril, le méchant n’ayant aucun avantage à vivre, puisqu’il ne peut vivre que malheureux.

C’est pour ces raisons que le pilote n’a pas l’habitude de tirer vanité de son art, bien qu’il nous sauve ; ni d’ailleurs le constructeur de machines, qui cependant est l’égal je ne dis pas seulement du pilote, mais du général lui-même et ne le cède à personne pour l’importance des services qu’il peut rendre, lui qui sauve parfois des villes entières. Peux-tu en dire autant de l’orateur judiciaire ? Et pourtant, Calliclès, si ce constructeur de machines voulait à votre exemple magnifier son art, il pourrait vous accabler de bonnes raisons, vous dire et vous conseiller de vous faire comme lui constructeurs de machines et prouver que tout le reste n’est rien : les arguments ne lui manqueraient pas. Malgré cela, tu le méprises, tu fais fi de son art, volontiers tu lui jetterais le nom de son métier comme une injure et tu ne voudrais ni donner ta fille à son fils, ni accepter la sienne pour toi. À voir cependant les mérites dont tu te vantes, de quel droit méprises-tu le machiniste et ceux dont je parlais tout à l’heure ? Tu alléguerais, je le sais, que tu es meilleur qu’eux et de meilleure souche. Mais si vraiment le meilleur est autre chose que ce que je dis, si l’essence de la vertu consiste à pouvoir se sauver soi-même et défendre ses biens, quoi qu’on vaille d’ailleurs, il est ridicule à toi de décrier le machiniste, le médecin, et tous ceux dont l’art a précisément pour objet notre salut.

Mon cher, prends garde que la noblesse de l’âme et le bien ne consistent peut-être pas uniquement à savoir tirer du péril soi-même et les autres. La vie, sa durée plus ou moins longue, ne méritent pas de préoccuper un homme vraiment homme ; au lieu de s’attacher à elle avec amour, il faut s’en remettre à la divinité du soin de régler ces choses, croire, comme disent les femmes, que personne n’échappe à sa destinée[1], puis, passant à la question suivante, chercher le moyen d’employer le mieux possible les jours que nous avons à vivre,

  1. C’est le mot d’Hector à Andromaque (Il. VI, 488). Ce n’est pas sans ironie à l’égard de Calliclès que Socrate le présente comme une leçon de sagesse donnée par les femmes. Cf. Cic., De Nat. Deorum I, 20, 55 : « Quanti autem haec philosophia aestimanda est, cui tanquam aniculis, et iis quidem indoctis, fato fieri videantur omnia ».