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LA RÉPUBLIQUE

avec toi, Socrate, je veux dire, mon admirable ami, qu’entre vous tous equi vous dites les défenseurs de la justice, à commencer par les héros des anciens temps[1], dont les discours se sont conservés jusqu’à notre époque, personne encore n’a blâmé l’injustice ou loué la justice pour d’autres raisons que la réputation, les honneurs et les récompenses qui y sont attachés. Quant à ce qu’elles sont l’une et l’autre par elles-mêmes et par leur vertu propre dans l’âme où elles se trouvent, ignorées des dieux et des hommes, personne encore ni en vers ni en prose n’a suffisamment démontré que l’une est le plus grand des maux de l’âme, et l’autre, la justice, son plus grand bien. Car si dès le début vous nous parliez en ce sens 367et si vous nous persuadiez de cette vérité dès l’enfance, nous ne nous observerions pas les uns les autres pour empêcher l’injustice, mais chacun s’observerait soi-même dans la crainte qu’admettant l’injustice en son âme il ne cohabitât avec le plus grand des maux[2].

Voilà, Socrate, et ce n’est sans doute pas tout, ce que Thrasymaque ou quelque autre pourrait dire sur la justice ou l’injustice, confondant maladroitement, ce me semble, la nature de l’une et de l’autre. Pour moi, je ne veux pas te le cacher, bc’est pour t’entendre soutenir la thèse contraire que j’ai soutenu la mienne avec toute la force dont je suis capable. Ne te borne donc pas à nous montrer par ton argumentation que la justice est préférable à l’injustice ; montre-nous les effets que l’une et l’autre produisent par elles-mêmes dans l’âme et qui font que l’une est un bien et l’autre un mal. Fais abstraction de la réputation, comme Glaucon te l’a recommandé ; car si tu tiens compte dans les deux cas de la réputation vraie, et que tu y ajoutes la réputation fausse, nous dirons que tu ne loues point la justice, mais l’apparence de la justice, cque tu ne blâmes point l’injustice, mais l’apparence de l’injustice, que tu nous recommandes de

  1. Qui sont ces héros des anciens temps ? D’après Jowett et Campbell, Platon pense ici aux contes et maximes bien connues que les poètes et les logographes ont mis dans la bouche des anciens héros ; d’après Adam, ce sont Orphée, Musée et les autres enfants des dieux, poètes et prophètes, dont il est question 368 B θεῶν παῖδες, ποιηταὶ καὶ προφῆται τῶν θεῶν γενόμενοι.
  2. Cette thèse est développée dans le Gorgias 472 D-481 B.