Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 1.djvu/232

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ou telles tables chronologiques, comme on les nomme, quand mille savants, jusqu’à nos jours, ont entrepris de réformer la chronologie, sans en avoir pu concilier les contradictions[1]. Voici l’histoire. Solon s’était rendu à Sardes, sur l’invitation de Crésus. Là, il fit à peu près comme cet homme du continent, qui, la première fois qu’il alla voir la mer, prenait pour la mer chaque rivière qu’il rencontrait sur sa route. Solon aussi, quand il vit, en traversant les appartements du palais, tous ces gens du roi, magnifiquement vêtus, et marchant avec faste entourés de serviteurs et de gardes, prenait chacun d’eux pour Crésus. Enfin il arriva jusqu’au roi, qui s’était paré, ce jour-là, de ce qu’il avait de plus précieux, de plus recherché, en pierreries, en étoffes de riche couleur, en bijoux d’or artistement façonnés, afin de se montrer à Solon dans un imposant et magnifique appareil. Mais Solon, en paraissant devant Crésus, ne marqua, contre l’attente du roi, ni surprise ni admiration ; et ceux qui avaient quelque sens virent bien qu’il méprisait toutes ces vanités et ces petitesses d’esprit. Alors Crésus commanda qu’on lui montrât ses trésors, et qu’on étalât à ses yeux toute la richesse et la magnificence de ses meubles ; mais il suffisait à Solon, pour juger Crésus, de voir Crésus lui-même. On ramena Solon vers Crésus, après qu’il eut bien tout contemplé ; et Crésus lui demanda s’il avait connu quelqu’un de plus heureux que lui : « Oui, lui répondit Solon, l’Athénien Tellus. Tellus, ajouta-t-il, vécut en homme de bien, et il laissa des enfants estimés de tous ; et, après avoir été toute sa vie au-dessus du besoin, il mourut avec gloire, en combattant pour sa patrie. » Déjà Crésus prenait pour un stupide et un grossier cet homme qui, au lieu de mesurer le bonheur à la quantité de l’or et de l’argent, préférait la vie et la mort d’un simple particulier à une si grande puissance et à

  1. Les dates, en effet, ne s’accordent guère, et Solon était déjà octogénaire à l’époque de l’avènement de Crésus. Pourtant ce récit est dans Hérodote.