Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 2.djvu/361

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riche et populeuse, et d’une conquête aisée ; car tout y est sédition et anarchie dans les villes ; tout y est au caprice de quelques harangueurs populaires depuis la mort d’Agathoclès. — Cela est bien probable, dit Cinéas ; mais ne sera-ce point le terme de notre expédition, d’avoir pris la Sicile ? — Que les dieux, répondit Pyrrhus, nous accordent victoire et succès ! Nous n’aurons fait que préluder à de plus grandes choses. Et comment ne pas jeter la main sur la Libye et Carthage, en les voyant si bien à portée, quand Agathoclès, s’échappant secrètement de Syracuse et traversant la mer avec si peu de vaisseaux, a bien failli s’en emparer ? Et quand nous serons maîtres de ces contrées, en est-il un seul qui ose nous résister, de tous ces ennemis qui maintenant nous insultent ? en est-il un ? — Non sans doute, dit Cinéas. Il est évident qu’avec de telles forces, il nous sera facile de reconquérir la Macédoine, et d’affermir notre domination sur la Grèce. Mais quand tout sera soumis, que ferons-nous alors ? » — Et Pyrrhus, en souriant : « Alors, mon très-cher, nous jouirons de la vie tout à notre aise, buvant et banquetant tout le jour, et nous délectant en propos aimables. » Cinéas l’arrêta en disant : « Eh bien ! qui nous empêche maintenant de boire et de banqueter, et de passer le temps à causer si nous le voulons, puisque nous avons maintenant, et sans plus nous travailler, ce que nous ne devrions acquérir qu’au prix de beaucoup de sang, de fatigues et de dangers, et de beaucoup de mal que nous irions faire aux autres et souffrir nous-mêmes[1] ? » Ces paroles de Cinéas contrarièrent Pyrrhus sans le faire changer de résolution ; car il comprenait bien le bonheur qu’il allait abandonner, mais il n’avait pas la

  1. Voyez dans Boileau cette conversation de Cinéas et de Pyrrhus, reproduite en vers admirables, Épître première.