Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 2.djvu/91

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prospérités et qui dépassent la mesure, et de faire un tel mélange dans la vie humaine qu’elle ne soit pour personne entièrement pure et exempte de maux, et que ceux-là soient réputés les plus heureux, comme dit Homère, auxquels le sort dispense en proportion égale l’une et l’autre fortune[1].

Paul Émile avait quatre fils, dont deux, Fabius et Scipion, étaient passés par adoption, comme il a été dit plus haut, dans des familles étrangères ; les deux autres, nés d’une seconde femme, et qui n’étaient encore que des enfants, étaient restés dans sa maison. L’aîné de ces derniers mourut cinq jours avant le triomphe de Paul Émile, à l’âge de quatorze ans ; et l’autre, à l’âge de douze ans, trois jours après le triomphe. Il n’y eut pas un Romain qui ne ressentît vivement son affliction. Tous frémirent d’horreur en voyant la cruauté de la Fortune, qui n’avait pas honte d’introduire un tel deuil dans une maison pleine de bonheur et de joie, toute retentissante des sacrifices d’actions de grâces, et de mêler les gémissements et les larmes aux chants de victoire et aux triomphes. Paul Émile, toutefois, prit les choses en sage ; il réfléchit que l’homme a besoin de courage et de force d’âme, non pas seulement contre des armes et des piques, mais bien encore contre les attaques de la Fortune : aussi fit-il de ces événements contraires ainsi mêlés, une sorte de balance et de compensation, jugeant le mal effacé par le bien, et ses pertes personnelles par les prospérités publiques ; et rien, dans ses actions, ne vint rabaisser sa grandeur ou ternir l’éclat de sa victoire. Il venait à peine d’ensevelir l’aîné de ses fils, ainsi que je l’ai dit, quand arriva le triomphe ; et le second étant mort après le triomphe, il convoqua l’assemblée du peuple romain, et là, loin qu’il tînt les discours d’un homme qui eût

  1. Iliade, XXIV, 526.