Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 3.djvu/621

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Tout ce qu’on peut accorder de puissance à la Fortune quand elle s’est déclarée l’ennemie des gens de bien, c’est qu’au lieu des récompenses et des honneurs qui leur sont dus, elle attire à plusieurs des calomnies et d’injustes reproches, qui affaiblissent la confiance qu’on avait en leur vertu.

Il y en a qui croient qu’au temps de la prospérité les peuples s’irritent plus facilement contre les gens de bien, parce que leurs succès et l’accroissement de leur puissance leur enflent le cœur ; mais c’est une erreur, car on voit toujours le malheur aigrir les esprits, les rendre chagrins et prompts à s’emporter, et les oreilles si chatouilleuses et si délicates, qu’elles s’offensent de la parole la plus innocente, dite d’un ton un peu haut. Il semble que celui qui reprend quelqu’un de ses fautes veut lui reprocher ses malheurs ; et celui à qui il s’adresse prend sa franchise pour du mépris ; car, de même que le miel envenime les plaies, de même aussi les remontrances justes et sages blessent et irritent souvent ceux qui sont malheureux, à moins qu’on ne sache les adoucir, et les plier au caractère de la personne à qui on les fait. Voilà pourquoi le poète[1] donne à la douceur une épithète qui marque qu’elle cède à l’âme[2], se mêle à son humeur, et ne la combat ni ne lui résiste. L’œil malade aime à se reposer sur des couleurs sombres et obscures, et évite celles qui sont vives et éclatantes. Il en est de même d’une ville dans le malheur : sa faiblesse la rend si craintive et si ombrageuse, que le moindre bruit l’effraie, et qu’elle ne peut supporter la franchise, alors même que le peu de ressource que lui ont laissé ses fautes la lui rendent plus nécessaire. Aussi rien n’est dangereux comme d’avoir à

  1. Homère.
  2. Μενοεικές, mot qui revient souvent dans Homère, et qu’il emploie en effet dans le sens que commente ici Plutarque.