Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 4.djvu/369

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cingler vers le Péloponnèse. À ce moment, Antoine montra, non la prudence d’un général, non le courage ni même le bon sens le plus vulgaire ; mais il prouva que celui-là avait dit vrai, qui disait en badinant : « Que l’âme d’un amant vivait dans un corps étranger[1]. » Entraîné par une femme comme s’il eût été collé à elle et obligé de suivre tous ses mouvements, il ne vit pas plutôt le vaisseau de Cléopâtre déployer ses voiles, qu’oubliant, abandonnant et trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il monta sur une galère à cinq rangs de rames, accompagné seulement d’Alexandre le Syrien et de Scellius, et suivit celle qui se perdait et qui devait bientôt le perdre lui-même.

Cléopâtre, reconnaissant son vaisseau, éleva un signal sur le sien : Antoine approcha du navire, et y fut reçu ; puis, sans voir la reine et sans être vu d’elle, il alla s’asseoir seul à la proue, gardant un profond silence, et tenant sa tête entre ses mains. Cependant les vaisseaux légers de César, qui s’étaient mis à sa poursuite, ne tardèrent pas à paraître : alors Antoine commanda à son pilote de tourner la proue de sa galère contre ces bâtiments, qu’il eut bientôt écartés. Il n’y eut qu’un certain Euryclès de Lacédémone qui, s’attachant plus vivement à sa poursuite, agitait de dessus le tillac une longue javeline, qu’il cherchait à lancer contre lui. Ce que voyant Antoine, il s’avança sur la proue, et dit : « Quel est celui qui s’obstine ainsi à poursuivre Antoine ? — C’est moi, répondit le Lacédémonien : c’est Euryclès, fils de Lacharès, qui profite de la fortune de César pour venger, s’il le peut, la mort de son père. » Or, ce Lacharès, accusé de quelque vol, avait été décapité par ordre d’Antoine. Toutefois, Euryclès ne put joindre la galère d’Antoine ; mais il

  1. Ce mot est de Marcus Caton. Voyez sa Vie dans le deuxième volume.