Page:Poe - Contes grotesques trad. Émile Hennequin, 1882.djvu/19

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envoyés. M. Graham, son rédacteur en chef, celui qui, après sa mort, protesta le plus éloquemment contre la biographie de Griswold, l’estimait, tout en le payant fort peu. Poe parvenait lentement à se faire une renommée de critique impitoyable plutôt que de nouvelliste. Un malheur, qui frappa sa femme, vint le ruiner moralement.

Tous les témoignages concordent sur l’affection passionnée et soucieuse que Poe portait à sa femme. Il l’avait épousée toute jeune par amour. À New-York, dans ses loisirs forcés, il s’était appliqué à former son esprit. Il avait combattu pour elle contre une misère incessante, et était parvenu, à force de sacrifices, à lui donner presque le confort. Un jour, comme elle chantait, elle se rompit un vaisseau dans la poitrine ; elle fut sur le point de mourir, puis se rétablit, puis eut une rechute, puis redevint convalescente, puis retomba malade dangereusement, et ainsi de suite jusqu’à sa mort. Ces alternatives d’espoir et de crainte perdirent Poe. Son tempérament impressionnable ne put les endurer, et l’incertitude se prolongeant, pour s’ôter de ses soucis, il se mit à boire. Il raconta lui-même, quelques années après, les premières atteintes de son vice lamentable, dans une lettre qu’il faut croire sincère, car elle est rendue vraisemblable par tout ce que nous savons d’ailleurs. Voici cette lettre.


« Vous me dites : « Pouvez-vous m’indiquer quel a été le terrible malheur qui a causé vos déplorables irrégularités de conduite ? » Oui, je peux faire plus que l’indiquer. Ce malheur a été le plus grand qui puisse accabler un homme. Il y a six ans, ma femme que j’aimais comme aucun homme n’a aimé auparavant, se rompit pendant qu’elle chantait, un vaisseau de sang. On désespéra de sa vie. Je pris congé d’elle à jamais et subis toutes les agonies de sa mort. Elle se remit cependant, partiellement, et je me