Page:Poe - Contes grotesques trad. Émile Hennequin, 1882.djvu/224

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distrait aucune des pensées de ses lecteurs, Robinson les a toutes. La puissance qui a fait le miracle, est oubliée par l’effet du miracle même.

Nous lisons, et nous sommes emportés par l’intensité de notre intérêt. Nous fermons le livre, et nous sommes absolument convaincus que nous aurions pu l’écrire nous-même. C’est la magie décevante de la vraisemblance qui est cause de ces impressions. L’auteur de Crusoë a dû posséder, par dessus toutes les autres, ce que l’on a appelé la faculté d’identification, cet empire de la volonté sur la fantaisie, lui imposant de perdre son individualité, pour en prendre une autre fictive. Cette faculté entraîne le pouvoir d’abstraction, et avec ces clés, nous pouvons pénétrer en partie le charme mystérieux qu’a si longtemps exercé le volume devant nous.

Mais l’analyse de notre intérêt n’est pas complète de cette façon. Defoë doit beaucoup à son sujet même. L’idée d’un homme vivant absolument seul, quoique souvent entrevue auparavant, n’avait jamais été mise en œuvre d’une manière si parfaite. L’apparition fréquente de ce sujet dans les œuvres littéraires du temps, prouvait l’étendue de son influence sur notre sympathie ; le fait d’avoir été laissé imparfait démontrait la difficulté qu’il y avait à le traiter. Le récit vrai des aventures de Selkirk en 1711, l’impression puissante qu’elles firent sur le public, inspirèrent à Defoë le courage nécessaire à son entreprise et une confiance absolue dans le succès. Combien merveilleux a été le résultat !