Page:Poe - Nouvelles Histoires extraordinaires.djvu/100

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Cependant, il n’hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres. Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans laquelle j’éprouvais un intérêt qui m’absorbait tout entier. Le soleil se leva pendant que nous poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de l’hôtel D…, celle-ci présentait un aspect d’activité et de mouvement humains presque égal à ce que j’avais vu dans la soirée précédente. Et, là encore, au milieu de la confusion toujours croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de l’inconnu. Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les ombres du second soir approchaient, je me sentais brisé jusqu’à la mort, et, m’arrêtant tout droit devant l’homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne fit pas attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à le poursuivre, je restais absorbé dans cette contemplation.

« Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le Hortulus animæ[1], et peut-être est-ce une des grandes miséricordes de Dieu que es lasst sich nicht lesen, — qu’il ne se laisse pas lire. »

  1. Hortulus animæ, cum oratiunculis aliquibus superadditis, de Grünninger. — E. A. P.