Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/25

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part. J’ai fait savoir à M. Clemenceau que je serais heureux de le voir et de causer avec lui. Il est venu à l’Élysée sans se faire prier.

Ce vieillard de soixante-treize ans est plus jeune et plus énergique que jamais. Il s’est montré beaucoup moins sec et moins fermé qu’il y a quelques mois. Il s’est assis près de moi, dans une pose familière, et, les mains gantées de gris à son habitude, l’oreille tendue, le regard direct, il s’est accoudé sur mon bureau. Nous avons longuement parlé de l’Allemagne, qu’il n’aime pas, de l’Angleterre, qu’il estime, de l’Autriche-Hongrie, qu’il déteste et qu’il méprise, de l’Italie, qu’il voudrait gagner tout de suite à notre cause. À un moment, comme il prononçait le nom de l’Alsace, les souvenirs de 1870 lui sont remontés au cœur et il s’est troublé jusqu’aux larmes. Je me suis senti moi-même un pleur au coin des yeux. Lorsque Clemenceau est parti, après une heure de conversation presque cordiale, je lui ai dit : « Quoi qu’il arrive, quand deux Français ont éprouvé ensemble une si forte émotion, il restera entre eux un lien qui ne se brisera point. » Il m’a regardé silencieusement et a laissé tomber ma phrase, sans m’approuver ni me contredire. Au courant de l’entretien, il m’avait tout à coup appelé comme autrefois, mais machinalement : « Mon cher ami. » Il ne s’était pas repris, mais n’avait pas recommencé ; il s’était surveillé pour garder désormais un ton poli et indifférent. Visiblement, la glace n’est pas tout à fait rompue. À M. Thomson, qui ces jours-ci l’engageait à me rencontrer, il a répondu : « Volontiers, » mais il a aussitôt ajouté : « Seulement, on ne parlera pas du passé et je garderai ma liberté pour l’avenir. » Le passé, c’est mon élection à la