Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/286

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plus épuisés que nous, chancellent, fléchissent et commencent à reculer.

C’est sous l’impression de ces heureux événements que je reçois M. Tittoni. Sa démarche est de simple politesse, mais elle est évidemment inspirée par les nouvelles militaires qui ont filtré dans les centres diplomatiques de Bordeaux. Il me semble que cette amabilité est de bon augure… Multos numerabis amicos.

Delcassé, venu pour s’entretenir avec Viviani et moi de la Turquie, de la Grèce et de la Bulgarie, a brusquement une crise de larmes. Nous l’interrogeons avec inquiétude. Il s’excuse et nous dit en sanglotant qu’il vient d’apprendre que son fils blessé a été fait prisonnier : il craint que le nom de Delcassé, maudit des Allemands, ne vaille au malheureux jeune homme des vexations et des sévices. Nous le consolons de notre mieux, mais comment ne pas partager son inquiétude ?

Dans l’après-midi, je me rends avec Millerand au champ de manœuvres bordelais pour y passer en revue une brigade marocaine et un bataillon de tirailleurs, qui viennent de débarquer en France et qui vont être transportés sur le front. Ce sont de très belles troupes, d’excellente tenue, qui ne me font pas regretter le traité de protectorat du 30 mars 1912, ni cette « expédition marocaine » où M. Clemenceau voyait alors un embarras pour notre mobilisation6. À l’aller et au retour, la foule, très dense le long des rues, mais, à mon gré, un peu trop joyeuse, m’acclame, comme l’an passé. Il n’y a cependant personne parmi elle qui n’ait un parent là-bas aux armées et qui ne soit exposé