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RAYMOND POINCARÉ

calcul, on essaye de nous pousser à précipiter les choses. Nous ne tombons pas dans le piège.

Pendant que l’Allemagne s’équipe, elle se garde bien, d’ailleurs, de répondre aux instances de sir Ed. Grey.

Inquiet de tout ce qu’il voit et entend, M. Jules Cambon veut en avoir le cœur net. Il retourne chez M. de Jagow et lui demande ce qu’il faut penser de la nouvelle de la mobilisation allemande, lancée par le journal officieux le Lokal Anzeiger. Il m’a répondu que c’était un acte malpropre et qu’on avait abusé de suppléments préparés à toute éventualité par le journal. Pour moi, ajoute M. Jules Cambon, je vois là une maladresse significative ; elle indique que la mobilisation générale est très prochaine. Et il poursuit : Dans l’entrevue que j’ai eue aujourd’hui, j’ai demandé aussi à M. de Jagow quelle réponse il avait faite à sir Ed. Grey, qui lui avait demandé de donner lui-même la formule de l’intervention des Puissances désintéressées ou d’agir directement. Il m’a répondu que, pour gagner du temps, il avait pris ce dernier parti et qu’il avait demandé à l’Autriche de dire sur quel terrain on pourrait causer avec elle. Cette réponse a pour effet, sous prétexte d’aller plus vite, d’éliminer l’Angleterre, la France et l’Italie et de confier à M. de Tschirschky, dont les sentiments pangermanistes sont connus, le soin d’amener l’Autriche à une attitude conciliante. Enfin, M. de Jagow m’a parlé de la mobilisation russe. Il m’a dit que cette mobilisation compromettrait le succès de toute intervention auprès de l’Autriche et que tout dépendait de là. Il s’est étonné que le Tsar, après l’avoir signée, ait télégraphié à l’empereur Guillaume pour lui demander sa médiation[1]. J’ai fait remarquer au secrétaire d’État qu’il m’avait dit lui-même que l’Allemagne ne se considérait comme obligée de mobiliser que si la Russie mobilisait sur ses frontières (les frontières de l’Allemagne) et que tel n’était pas le cas. Il m’a répondu que c’était vrai, mais que les chefs de l’armée insistaient, car tout retard est une perte de forces pour l’armée allemande et que les paroles que je rappelais ne constituaient pas de sa part un engagement ferme. J’ai rapporté de cet entretien l’impression que les chances de paix avaient encore décru.

Il nous est difficile de n’avoir pas la même impression que M. J. Cambon. D’autant que, sur nos propres frontières, s’accentuent les mesures militaires de l’Allemagne. Sur la ligne de Cologne à Trêves, descendent des trains chargés de matériel d’artillerie. À Junkeralt, treize locomotives sont sous pression le 30 au matin. Les automobiles des environs de Metz, jusqu’à Hayange, ont été réquisitionnées. Les mouvements de troupe continuent sur Cologne, tous les ponts sont occupés militairement. Tous les officiers, sous-officiers et soldats de l’armée bavaroise rejoignent d’urgence leurs corps.

  1. Il s’agit de la première décision russe, relative à la mobilisation des quatre districts militaires voisins de l’Autriche.