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RAYMOND POINCARÉ

observerait la neutralité dans le conflit qui se prépare. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères lui a répondu que, si le conflit devenait général, l’Angleterre ne pourrait pas rester neutre et notamment que, si la France y était impliquée, l’Angleterre y serait entraînée. J’ai interrogé alors sir Ed. Grey sur la délibération du Conseil qui avait eu lieu ce matin (31 juillet). Il m’a répondu que le cabinet avait pensé que, pour le moment, le gouvernement britannique ne pouvait nous garantir son intervention ; qu’il avait l’intention de s’entremettre pour obtenir de l’Allemagne et de la France l’engagement de respecter la neutralité belge, mais que, pour envisager une intervention, il convenait d’attendre que la situation se développât. L’opinion publique en Angleterre et l’état d’esprit actuel du Parlement ne permettent pas au gouvernement de prendre, dès à présent, un engagement formel. On considère que le prochain conflit va jeter le trouble dans les finances européennes, que l’Angleterre est à la veille d’une crise commerciale et financière sans précédent et que la neutralité de l’Angleterre peut être le seul moyen d’empêcher la ruine complète du crédit européen. Le cabinet ne peut engager le Parlement sans l’avoir consulté. La question de la neutralité belge peut être un facteur important et c’est probablement sur ce point que le Parlement interrogera d’abord le cabinet. Enfin, on veut attendre quelque fait nouveau, le dissentiment entre la Russie, l’Autriche et l’Allemagne portant sur une question qui n’intéresse en rien la Grande-Bretagne. J’ai demandé à sir Ed. Grey si, pour intervenir, le gouvernement britannique attendrait l’envahissement du territoire français et j’ai fait observer qu’alors l’intervention serait trop tardive. Il m’a répondu en faisant allusion à la possibilité de la remise à la France d’un ultimatum ou de telle communication comminatoire. Ce serait là un de ces faits pouvant autoriser le gouvernement à proposer aux Chambres une intervention. J’ai repris que les mesures déjà adoptées sur notre frontière par l’Allemagne révélaient des intentions d’agression prochaine, que, si l’Angleterre restait indifférente, elle renouvellerait son erreur de 1870, quand elle n’avait pas envisagé les dangers de la constitution d’une formidable Allemagne au centre de l’Europe. J’ai ajouté qu’aujourd’hui l’erreur serait plus grave ; car l’Angleterre, restée seule en présence de l’Allemagne, si cette Puissance était victorieuse, se trouverait dans un état de dépendance. J’ai dit aussi qu’en France on comptait sur le concours de l’Angleterre et que, s’il nous faisait défaut, les partisans d’une entente avec l’Allemagne en dehors de l’Angleterre pourraient soutenir que leurs vues étaient justifiées. En terminant, j’ai prié sir Ed. Grey de saisir de nouveau le cabinet de ces considérations et d’insister pour que des garanties nous fussent données sans retard…

À onze heures, pendant le Conseil des ministres, M. Viviani est rappelé au Quai d’Orsay. C’est M. de Schœn qui, sans attendre l’heure qu’il a indiquée hier, vient demander la réponse à la question qu’il lui a posée : « Que ferait la France si la guerre éclatait entre l’Allemagne et la Russie ? » M. Viviani répond, comme, d’accord avec moi, il l’avait