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COMMENT FUT DÉCLARÉE LA GUERRE DE 1914

Nous faisons dans la salle à manger du yacht un excellent déjeuner, exclusivement composé de plats russes. Nous remontons la Néva, très acclamés par les riverains, ouvriers et bourgeois, et nous retrouvons au passage les chantiers où se construisent lentement les nouveaux cuirassés. Arrivés au ponton de débarquement, nous descendons au milieu d’une multitude de curieux sympathiques et bruyants.

Beaucoup de monde dans toutes les rues que nous suivons. Une grève formidable a cependant éclaté ces jours derniers. Le grand-duc Nicolas m’a dit qu’il croyait y voir la main de l’Allemagne, qui aurait désiré faire tourner en fiasco les fêtes de l’alliance franco-russe. C’est là, sans doute, une pure hypothèse. En tout cas, d’insuccès et de déconvenue, il n’y en a point. Les spectateurs sont nombreux et adressent à la France de frénétiques vivats.

Je passe en revue la garde d’honneur, à laquelle je devrais dire en russe : « Salut, mes braves, salut, mes amis. » Pour plus de sûreté, je leur parle français et ils me répondent, comme s’ils avaient compris, par les hourras réglementaires.

Toujours flanqué du général Pantelief, qui est de plus en plus littéralement attaché à ma personne, je monte dans une calèche de gala, conduite par un cocher coiffé d’un chapeau demi-haute forme, évasé au sommet.

Nous recommençons alors, par une charmante après-midi, sous un soleil dont la chaleur est tempérée d’une brise légère, le pèlerinage que j’ai déjà accompli, en 1912, à la fortesse où s’élève l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul, asile sacré des tombes impériales. Pour la seconde fois, suivant un rite que je n’ai pas oublié, mais qui est entouré aujourd’hui de plus de solennité, je m’approche du monument où repose Alexandre III. J’y dépose en hommage une épée d’argent, poignée en forme de croix grecque, et lame recouverte d’une branche de laurier.

Mes compagnons et moi, nous nous rendons ensuite à l’ambassade de France, où je reçois notre colonie de Saint-Pétersbourg. J’adresse mes félicitations et mes vœux à nos compatriotes, à l’Institut français, à l’Association de bienfaisance, à la Croix-Rouge française, à tous les autres amis inconnus qui sont accourus pour me voir. Je ne leur parle que de travail et de solidarité. La pensée d’une guerre possible est aussi éloignée de leur esprit que du mien.

Cette réception terminée, non sans que j’aie eu quelque peine à dominer mon émotion devant ces pionniers de l’idée française, je quitte l’ambassade pour me rendre à ce Palais d’hiver que j’ai parcouru un peu vite il y a deux ans et que je verrai cette fois plus superficiellement encore,