Page:Pouchkine - Eugène Onéguine, trad. Paul Béesau, 1868.djvu/56

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Quel regard, troublant ton inspiration, a récompensé d’une tendre caresse les sons mélancoliques de ta lyre ? À qui offres-tu ton encens ?… — mes amis, j’affirme devant Dieu que mes vers ne s’adressent à aucune créature. Naguère mon cœur a ressenti la blessure secrète de l’amour. Heureux celui qui peut unir à un sentiment profond le culte de la Poésie ! Par là il double son génie, et, comme Pétrarque, il apaise les souffrances de son âme en arrivant à l’immortalité. Hélas ! lorsque j’étais son captif, l’Amour, loin de réchauffer ma Muse, enchaînait mon essor et ma voix.


Mon amour est passé, la Muse m’est apparue de nouveau, et les ténèbres de mon esprit se sont dissipées… Redevenu libre, je veux plier aux lois du rhythme mes sentiments et mes pensées. Je puis écrire : mon cœur ne souffre plus, et ma plume distraite ne dessine plus auprès des vers inachevés les petits pieds des femmes ni leurs têtes charmantes. La cendre de mon cœur ne recouvre aucune flamme, la tristesse m’est restée, mais je n’ai plus de larmes, et bientôt, bientôt, les dernières traces de l’orage seront effacées entièrement. Alors je commencerai à écrire un long poème, un poème où je veux mettre vingt-cinq chants.