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les ignorés

fait une loi de ne plus jamais franchir ce seuil. Elle ne parlait à Rose que lorsque celle-ci venait jusque sur le pas de la porte, exprès pour la saluer, et elle s’attardait le moins possible, voyant luire, au fond de la boutique, les yeux perçants de Charpon qui, ne trouvant plus digne de lui de se déranger pour un bavardage de femmes, écoutait le colloque de son escabeau, l’air railleur.

À la fin pourtant, blessé de se voir tenu pour rien dans sa propre boutique, — car, redoutant de déchaîner de nouveau cette effrayante éloquence, Suzanne ne faisait jamais mine de le voir, — Charpon interdit à sa femme d’appeler sa voisine.

— Quand on est bête comme toi, lui dit-il, on se laisse conduire par ceux qui voient clair. Cette Suzanne te traite comme sa semelle et tu la caresses sur le dos. On a sa dignité, parbleu, même si on n’a rien dans la boîte du crâne. Où est-ce que tu la mets, ta dignité ? Moi, j’en ai assez de toutes vos parlottes, ça m’empêche de lire.

À partir de ce moment Suzanne et Rose ne se saluèrent plus que lorsque la fruitière, dans les jours chauds de l’été, venait s’asseoir un moment dans la rue, le soir, pour prendre le frais. À cause de sa corpulence, elle souffrait beaucoup de la chaleur.

Suzanne, sans s’expliquer ce changement d’attitude, l’accepta joyeusement. Elle pouvait désormais aller et venir sans avoir cette crampe d’inquiétude d’entendre la voix mince de Rose l’appeler à travers la rue. Ce-