Page:Pradez - Les Ignorés.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
fausse route

pendant, bien qu’il n’y eût plus de trappe ouverte pour la happer au passage, elle sentait très bien que ses faits et gestes ne passaient jamais inaperçus pour le ménage Charpon, et que les yeux luisants du fruitier et la face pâle de la fruitière guettaient toutes ses allées et venues sans en perdre aucune.

Aussi, pour se rendre, ce jour-là, à l’appel de Valentin Maubraz, se fit-elle aussi mince et fuyante-que possible. Elle se glissa dehors et rasa les murs du côté de l’ombre, mais elle n’avait pas fait trois pas qu’elle entendit l’exclamation de Rose : « Regarde donc, la Suzanne qui sort. »

Cela l’ennuya de penser aux commérages qui allaient se donner carrière dans la boutique à son sujet, à la langue venimeuse de Charpon s’exerçant à ses dépens. Cela l’ennuya d’autant plus qu’elle gardait une sorte de gêne sur l’esprit de s’en aller ainsi sans vergogne voir son ancien fiancé, veuf depuis très longtemps. Ne pourrait-on pas l’accuser d’aller le relancer pour son propre compte. Depuis son retour au pays, elle avait mis beaucoup de réserve à ses rencontres avec lui, bien qu’elle eût cessé de lui en vouloir de la trahison de jadis. Dès qu’elle avait été au courant des vicissitudes de la vie de Valentin, elle lui avait pardonné. Il n’avait jamais eu des jours faciles avec Victorine Goulard. Sa femme lui avait fait sentir lourdement le poids de son argent et lorsqu’après les premières années de mariage, elle avait vu qu’il ne lui venait point de famille, elle avait fait de la dépense comme à plai-