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les ignorés

sir. L’argent avait fondu entre ses mains comme la neige au soleil. Plus vieille que son mari et menacée, selon les lois naturelles, de mourir la première, elle avait déjà rogné une grande partie de sa fortune, lorsque, tout à coup, après dix années de vie conjugale, du jour au lendemain, elle ferma brusquement toutes les sources de la dépense, pour se faire économe jusqu’à l’avarice.

Quelques mois plus tard un garçon naissait à Valentin, un gros garçon robuste qui coûtait la vie à sa mère.

En repassant toutes ces choses dans sa mémoire, Suzanne Roy marchait pensive le long des rues, désertes et silencieuses à cette heure de midi où toutes les familles étaient à table. Elle se disait que des jours et des jours s’étaient entassés sur les événements du passé et que personne n’y pensait plus. Ce qui brûlait autrefois son propre cœur en lui faisant si mal, cela aussi s’était éteint comme un feu qui meurt doucement quand il a consumé son combustible, et que rien du dehors ne vient plus l’alimenter. Tout le long du chemin, elle se répéta :

— Personne n’y pense plus, non, personne, autrement Rose Charpon me l’aurait assez dit.


Tout l’après-midi se passa sans que Rose aux aguets derrière son comptoir vît reparaître la silhouette de Suzanne. Elle commençait à croire qu’en servant ses pratiques elle l’avait laissée échapper à son étroite surveillance, quand elle l’aperçut tout à coup tournant