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le garde-voie

fantaisie qui la privait de son fidèle compagnon la surprenait profondément. À force d’y penser, elle se l’expliqua. Ce que Jérôme attendait dehors en compagnie de cette bête dangereuse, c’était le retour du visiteur nocturne qu’il croyait être son père, à elle. Chose étrange, au lieu de l’affliger, cette découverte lui fit du bien. La certitude que Jérôme était rongé comme elle par le regret du passé, qu’il ne pouvait pas mieux qu’elle s’accoutumer à une vie incomplète et humiliante, apaisait son angoisse solitaire. Lorsque le chien rentrait et, fou de joie, l’étourdissait de caresses, elle baisait à plusieurs reprises la tête intelligente.

— Mon beau… mon beau…

Et il lui semblait que cet animal, que Jérôme venait de châtier ou de flatter en pensant à leur bonheur perdu, lui devenait plus cher que dans le passé.

Des semaines passèrent ainsi lentement et enfin aux chaleurs ensoleillées et sèches de l’été succédèrent de courtes journées grises, mortes, où la lumière s’endormit au fond des brumes d’automne. Une humidité crue sortait de la terre. Elle s’élevait, ici et là, comme une fumée au ras du sol, roulait sur l’herbe brûlée des prairies des lambeaux d’écharpes diaphanes qui allaient se perdre dans l’atmosphère brumeuse.

Le grand silence d’hiver approchait. Jérôme et Catherine allaient y rentrer, comme ils en étaient sortis quelques mois auparavant, sans que ni l’un ni l’autre eût fait un pas pour franchir la distance qui les séparait.