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les ignorés

sorte les accaparer, et honteuse, en face de ce mort souriant, des préoccupations absorbantes qui envahissaient son esprit, elle se leva vivement.

En passant près de la table, elle aperçut la feuille de papier blanc où la fine écriture du vieillard avait couché un dernier vœu resté inachevé et inutile. Instinctivement elle se pencha sur le manuscrit incomplet et elle le parcourut d’un rapide coup d’œil. Deux mots, écrits avec application en lettres plus épaisses, se détachaient de l’ensemble. Son nom à elle. Elle resta un moment saisie, tandis que les soupçons qui avaient pesé sur elle lui apparaissaient nettement, puis jetant un regard sur le dos large de Mme  Amélie qui, assise en face de la fenêtre, écrivait depuis le matin, elle s’enfuit.

Une fois seule en face d’elle-même, secouée de toutes sortes d’émotions violentes, elle fondit en larmes et comme elle cachait dans son mouchoir sa figure inondée, un petit paquet s’échappa du linge, glissa le long de la main et tomba à ses pieds. Machinalement elle se pencha, le ramassa et tressaillit. La dent ! C’était la dent, la pauvre vieille dent perdue la veille, restée enveloppée dans son papier blanc. Elle tourna et retourna ce débris piteux que Justine avait voulu jeter au feu. En ce moment ce petit os desséché, ce legs qui constituait toute sa part d’héritage, avait pour elle un langage éloquent. Toute la personnalité du vieillard se réincarna aussitôt autour de ce vestige informe et ce qu’il y avait eu d’alliage égoïste