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fausse route

le passé ? Elle s’était sentie mortifiée jusqu’à l’âme de découvrir ce souvenir vivant chez d’autres, chez Rose et Charpon surtout, redoutables entre tous à cause de leur proximité, de leur vulgaire façon de traduire les choses, et surtout de leur venimeuse envie de la vexer.

Depuis qu’Angélique, devenue grande, remplaçait sa mère au comptoir, Suzanne, en rentrant comme en sortant, était obligée de saluer presque tous les jours sa voisine. Installée sur une chaise à côté du seuil, dans la rue, Rose prenait l’air pendant de longues heures, avec, sur les genoux, un tricot grisâtre traînant des semaines entre ses doigts dodus et paresseux.

Suzanne saluait et passait vite, sans regarder à l’intérieur, devinant, à un léger froissement de papier, que Charpon avait quitté un moment sa lecture pour la suivre des yeux.

Derrière la vitre, elle voyait aussi la figure ovale et jeune d’Angélique tournée de son côté, comme si, elle, Suzanne, eût été pour l’attention du trio Charpon un aimant puissant et persistant. Cependant le regard d’Angélique ne la brûlait pas, elle ne le redoutait pas comme celui de son père et de sa mère…

Plus d’une fois dans le temps où la fillette se tenait constamment assise sur la borne, Suzanne, intriguée par la taciturnité et l’immobilité de cette petite fille, lui avait dit quelques mots en passant, sans deviner, n’ayant jamais vu Angélique ni entrer dans la fruiterie ni en sortir, qui elle était. Un jour enfin, prise tout de bon de pitié pour cette créature, fine et fluette