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fausse route

étalait une marchandise de seconde qualité. Fruits, légumes, conserves, et quelques touffes de giroflées se mourant étranglées dans un verre sans eau, composaient l’étalage. Derrière le comptoir une grosse femme aux chairs pâles et molles, trop pesante pour imposer à ses pieds, disposés à l’enflure, le fardeau constant de sa personne, se tenait presque toujours assise. Elle avait constamment la tête tournée du côté de la rue où, de loin, elle percevait la venue des pratiques quotidiennes et les signalait aussitôt à son mari.

Lorsque c’était absolument nécessaire le petit homme grêle et hâve, aux yeux perçants et moqueurs, quittait à regret l’escabeau où, avant d’en faire des cornets, il dévorait des piles de journaux achetés au poids, et il servait le monde avec des flots de paroles, mielleuses ou froidement polies, selon la qualité de l’acheteur ou l’importance de l’achat.

En voyant sortir Suzanne Roy de chez elle à l’heure de son dîner, la fruitière héla son mari :

— Charpon, regarde donc : la Suzanne qui sort !

L’homme leva les yeux et dit :

— Eh bien !… et puis ?

— Où est-ce qu’elle peut bien aller à cette heure ?

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi, où elle va ? Elle va jouer à la dame dans la rue, pour changer ; voilà ce qu’elle fait. Une vieille sans cœur qui n’achète jamais pour un sou de marchandise et qui ne te salue même plus en passant, comme si on ne valait pas autant qu’elle.