Page:Proudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2.djvu/103

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au risque de rencontrer une affreuse salamandre ; puis je faisais sans désemparer griller ma chasse sur les charbons. Il y a, de l’homme à la bête, à tout ce qui existe, des sympathies et des haines secrètes dont la civilisation ôte le sentiment. J’aimais mes vaches, mais d’une affection inégale ; j’avais des préférences pour une poule, pour un arbre, pour un rocher. On m’avait dit que le lézard est ami de l’homme, et je le croyais sincèrement. Mais j’ai toujours fait rude guerre aux serpents, aux crapauds et aux chenilles. — Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense. Je ne sais ; mais l’expérience des humains me les a fait détester toujours davantage.

Aussi comme je pleurais en lisant les adieux de Philoctète, si bien traduits de Sophocle par Fénelon :

« Ô jour heureux, douce lumière, tu te montres enfin, après tant d’années ! Je t’obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre ! adieu, nymphes de ces prés humides ! Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage, où tant de fois j’ai souffert des injures de l’air ! Adieu, promontoire, où Écho répéta tant de fois mes gémissements !Adieu, douces fontaines, qui me fûtes si amères ! Adieu, ô terre de Lemnos ! laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des dieux et de mes amis. »


Ceux qui, n’ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J’étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces croyances, j’ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre.

XXXVII

Certes, dans cette vie toute de spontanéité, je ne songeais guère à l’origine de l’inégalité des fortunes, pas plus qu’aux mystères de la foi. Point de famine, point d’envie. Chez mon père, nous déjeunions le matin de bouillie de