Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/23

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Sherbatoff partait chez Mme  Verdurin, qui venait seulement de s’éveiller, et ne la quittait plus, on peut dire que la fidélité de la princesse passait infiniment celle même de Brichot, si assidu pourtant à ces mercredis, où il avait le plaisir de se croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand à l’Abbaye-aux-Bois et où, à la campagne, il se faisait l’effet de devenir l’équivalent de ce que pouvait être chez Mme  du Châtelet celui qu’il nommait toujours (avec une malice et une satisfaction de lettré) : « M. de Voltaire. »

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme  Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelque jalousie qu’en eût été torturée la Patronne, il était sans exemple que les plus assidus de ses fidèles ne l’eussent « lâchée » une fois. Les plus casaniers se laissaient tenter par un voyage ; les plus continents avaient eu une bonne fortune ; les plus robustes pouvaient attraper la grippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours, les plus indifférents aller fermer les yeux à leur mère mourante. Et c’était en vain que Mme  Verdurin leur disait alors, comme l’impératrice romaine, qu’elle était le seul général à qui dût obéir sa légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui qui aimait son père et sa mère autant qu’elle et n’était pas prêt à les quitter pour la suivre n’était pas digne d’elle, qu’au lieu de s’affaiblir au lit ou de se laisser berner par une grue, ils feraient mieux de rester près d’elle, elle, seul remède et seule volupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme  Verdurin la princesse Sherbatoff.