Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/150

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— Vous n’allez pas me faire d’observations, j’espère, me cria-t-elle, d’une voix dure et en se dégageant vivement.

Faveur plus précieuse encore que de m’emmener avec eux au Jardin d’Acclimatation ou au concert, les Swann ne m’excluaient même pas de leur amitié avec Bergotte, laquelle avait été à l’origine du charme que je leur avais trouvé quand, avant même de connaître Gilberte, je pensais que son intimité avec le divin vieillard eût fait d’elle pour moi la plus passionnante des amies, si le dédain que je devais lui inspirer ne m’eût pas interdit l’espoir qu’elle m’emmenât jamais avec lui visiter les villes qu’il aimait. Or, un jour, Mme Swann m’invita à un grand déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les convives. En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté par un incident qui m’intimida. Mme Swann manquait rarement d’adopter les usages qui passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont bientôt abandonnés (comme beaucoup d’années auparavant elle avait eu son « handsome cab », ou faisait imprimer sur une invitation à déjeuner que c’était « to meet » un personnage plus ou moins important). Souvent ces usages n’avaient rien de mystérieux et n’exigeaient pas d’initiation. C’est ainsi que, mince innovation de ces années-là et importée d’Angleterre, Odette avait fait faire à son mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé de « Mr ». Après la première visite que je lui avais faite, Mme Swann avait corné chez moi un de ces « cartons » comme elle disait. Jamais personne ne m’avait déposé de cartes ; je ressentis tant de fierté, d’émotion, de reconnaissance, que, réunissant tout ce que je possédais d’argent, je commandai une superbe corbeille de camélias et l’envoyai à Mme Swann. Je suppliai mon père d’aller mettre une carte chez elle, mais de s’en faire vite graver d’abord où son nom fût précédé de « Mr ». Il n’obéit à aucune