Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/163

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

fille, est ravissante, répond, pour la première : « Elle est commode », pour la seconde : « Elle a un bon caractère. » Mais l’instinct du constructeur était trop profond chez Bergotte pour qu’il ignorât que la seule preuve qu’il avait bâti utilement et selon la vérité résidait dans la joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d’abord, et aux autres ensuite. Seulement bien des années plus tard, quand il n’eut plus de talent, chaque fois qu’il écrivit quelque chose dont il n’était pas content, pour ne pas l’effacer comme il aurait dû, pour le publier, il se répéta, à soi-même cette fois : « Malgré tout, c’est assez exact, cela n’est pas inutile à mon pays. » De sorte que la phrase murmurée jadis devant ses admirateurs par une ruse de sa modestie, le fut, à la fin, dans le secret de son cœur, par les inquiétudes de son orgueil. Et les mêmes mots qui avaient servi à Bergotte d’excuse superflue pour la valeur de ses premières œuvres, lui devinrent comme une inefficace consolation de la médiocrité des dernières.

Une espèce de sévérité de goût qu’il avait, de volonté de n’écrire jamais que des choses dont il pût dire : « C’est doux », et qui l’avait fait passer tant d’années pour un artiste stérile, précieux, ciseleur de riens, était au contraire le secret de sa force, car l’habitude fait aussi bien le style de l’écrivain que le caractère de l’homme, et l’auteur qui s’est plusieurs fois contenté d’atteindre dans l’expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la peur de souffrir on dessine soi-même, sur un caractère où la retouche finit par n’être plus possible, la figure de ses vices et les limites de sa vertu.

Si, pourtant, malgré tant de correspondances que je perçus dans la suite entre l’écrivain et l’homme, je n’avais pas cru au premier moment, chez Mme Swann, que ce fût Bergotte, que ce fût l’auteur de tant de livres divins qui se trouvât devant moi, peut-être