Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/200

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aimons d’agir en dignes prédécesseurs de l’être prochain que nous serons et qui n’aimera plus, comment pourrions-nous tout à fait imaginer l’état d’esprit d’une femme à qui, même si nous savions que nous lui sommes indifférents, nous avons perpétuellement fait tenir dans nos rêveries, pour nous bercer d’un beau songe ou nous consoler d’un gros chagrin, les mêmes propos que si elle nous aimait. Devant les pensées, les actions d’une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature, les premiers physiciens (avant que la science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans l’inconnu). Ou pis encore, comme un être pour l’esprit de qui le principe de causalité existerait à peine, un être qui ne serait pas capable d’établir un lien entre un phénomène et un autre et devant qui le spectacle du monde serait incertain comme un rêve. Certes je m’efforçais de sortir de cette incohérence, de trouver des causes. Je tâchais même d’être « objectif » et pour cela de bien tenir compte de la disproportion qui existait entre l’importance qu’avait pour moi Gilberte et celle non seulement que j’avais pour elle, mais qu’elle-même avait pour les autres êtres que moi, disproportion qui, si je l’eusse omise, eût risqué de me faire prendre une simple amabilité de mon amie pour un aveu passionné, une démarche grotesque et avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui vous dirige vers de beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber dans l’excès contraire, où j’aurais vu dans l’arrivée inexacte de Gilberte à un rendez-vous un mouvement de mauvaise humeur, une hostilité irrémédiable. Je tâchais de trouver entre ces deux optiques également déformantes celle qui me donnerait la vision juste des choses ; les calculs qu’il me fallait faire pour cela me distrayaient un peu de ma souffrance ; et soit par obéissance à la réponse des nombres,