Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/182

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un vin de derrière les fagots. Mais ces jouissances subjectives restaient inconnues aux autres. S’il dit à Saint-Loup du mal de moi, d’autre part il ne m’en dit pas moins de Saint-Loup. Nous avions connu le détail de ces médisances chacun dès le lendemain, non que nous nous les fussions répétées l’un à l’autre, ce qui nous eût semblé très coupable, mais paraissait si naturel et presque si inévitable à Bloch que dans son inquiétude, et tenant pour certain qu’il ne ferait qu’apprendre à l’un ou à l’autre ce qu’ils allaient savoir, il préféra prendre les devants, et emmenant Saint-Loup à part lui avoua qu’il avait dit du mal de lui, exprès, pour que cela lui fût redit, lui jura « par le Kronion Zeus, gardien des serments », qu’il l’aimait, qu’il donnerait sa vie pour lui et essuya une larme. Le même jour, il s’arrangea pour me voir seul, me fit sa confession, déclara qu’il avait agi dans mon intérêt parce qu’il croyait qu’un certain genre de relations mondaines m’était néfaste et que je « valais mieux que cela ». Puis, me prenant la main avec un attendrissement d’ivrogne, bien que son ivresse fût purement nerveuse : « Crois-moi, dit-il, et que la noire Ker me saisisse à l’instant et me fasse franchir les portes d’Hadès, odieux aux hommes, si hier en pensant à toi, à Combray, à ma tendresse infinie pour toi, à telles après-midi en classe que tu ne te rappelles même pas, je n’ai pas sangloté toute la nuit. Oui, toute la nuit, je te le jure, et hélas, je le sais, car je connais les âmes, tu ne me croiras pas. » Je ne le croyais pas, en effet, et à ces paroles que je sentais inventées à l’instant même et au fur et à mesure qu’il parlait, son serment « par la Ker » n’ajoutait pas un grand poids, le culte hellénique étant chez Bloch purement littéraire. D’ailleurs dès qu’il commençait à s’attendrir et désirait qu’on s’attendrît sur un fait faux, il disait : « Je te le jure », plus encore pour la volupté hystérique de mentir que dans l’intérêt de faire croire qu’il disait la