Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/204

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maîtresses. De même l’amour de tel mystique pour Dieu. Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l’amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie.

— Tu aimes beaucoup Andromaque et Phèdre ? demanda Saint-Loup à son oncle, sur un ton légèrement dédaigneux.

— Il y a plus de vérité dans une tragédie de Racine que dans tous les drames de Monsieur Victor Hugo, répondit M. de Charlus.

— C’est tout de même effrayant, le monde, me dit Saint-Loup à l’oreille. Préférer Racine à Victor Hugo c’est quand même quelque chose d’énorme ! Il était sincèrement attristé des paroles de son oncle, mais le plaisir de dire « quand même » et surtout « énorme » le consolait.

Dans ces réflexions sur la tristesse qu’il y a à vivre loin de ce qu’on aime (qui devaient amener ma grand’mère à me dire que le neveu de Mme  de Villeparisis comprenait autrement bien certaines œuvres que sa tante, et surtout avait quelque chose qui le mettait bien au-dessus de la plupart des gens du club), M. de Charlus ne laissait pas seulement paraître une finesse de sentiment que montrent en effet rarement les hommes ; sa voix elle-même, pareille à certaines voix de contralto en qui on n’a pas assez cultivé le médium et dont le chant semble le duo alterné d’un jeune homme et d’une femme, se posait, au moment où il exprimait ces pensées si délicates, sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des chœurs de fiancées, de sœurs, qui répandaient leur tendresse. Mais la nichée de jeunes filles que M. de Charlus, avec son horreur de tout efféminement, aurait été si navré d’avoir l’air d’abriter ainsi dans sa voix, ne s’y bornait pas à l’interprétation, à la modulation des morceaux de sentiment. Souvent, tandis que causait M. de Charlus, on entendait leur