Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/82

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moi-même, je m’efforçais d’émigrer dans les pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de mon corps — insensibilisée comme l’est celle des animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse — afin de ne pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d’habitude m’était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblaient en avoir au même moment une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec le petit chien dont elle était suivie, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en demandant « s’il avait des lettres », tous ces gens pour qui c’était regagner leur home que de gravir les degrés en faux marbre. Et en même temps le regard de Minos, Éaque et Rhadamante (regard dans lequel je plongeai mon âme dépouillée, comme dans un inconnu où plus rien ne la protégeait) me fut jeté sévèrement par des messieurs qui, peu versés peut-être dans l’art de « recevoir », portaient le titre de « chefs de réception » ; plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m’aurait fallu choisir dans le Dante, tour à tour les couleurs qu’il prête au Paradis et à l’Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui avaient le droit d’y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que m’eût causée ma grand’mère si dans son insouci de ce genre d’impressions elle m’eût ordonné d’y pénétrer.

Mon impression de solitude s’accrut encore un moment après. Comme j’avais avoué à ma grand’mère que je n’étais pas bien, que je croyais que nous allions être obligés de revenir à Paris, sans protester elle avait dit qu’elle sortait pour quelques emplettes, utiles aussi bien si nous partions que si nous restions (et que je sus ensuite m’être toutes destinées, Françoise ayant avec elle des affaires qui m’eussent manqué) ; en l’attendant j’étais allé faire les cent pas dans les rues