Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/142

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père, président du Syndicat des propriétaires de Balbec, car dans une lettre ouverte aux électeurs, qu’il venait de faire afficher sur tous les murs, il disait : « J’ai voulu voir le maire pour lui en causer, il n’a pas voulu écouter mes justes griefs. » Octave obtenait, au Casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s’il le voulait un joli mariage dans ce milieu des « bains de mer », où ce n’est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur « danseur ». Il alluma un cigare en disant à Albertine : « Vous permettez », comme on demande l’autorisation de terminer tout en causant un travail pressé. Car il ne pouvait jamais « rester sans rien faire » quoique il ne fît d’ailleurs jamais rien. Et comme l’inactivité complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré, aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du corps et des muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le front songeur d’Octave avait fini par lui donner, malgré son air calme, d’inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l’empêchaient de dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené.

Pensant que si je connaissais leurs amis j’aurais plus d’occasions de voir ces jeunes filles, j’avais été sur le point de lui demander à être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu’il fut parti en répétant : « Je suis dans les choux. » Je pensais lui inculquer ainsi l’idée de le faire la prochaine fois. « Mais voyons, s’écria-t-elle, je ne peux pas vous présenter à un gigolo ! Ici ça pullule de gigolos. Mais ils ne pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un point c’est tout. Je m’y connais, il ne serait pas du tout votre genre. — Vos amies vont se plaindre si vous les laissez ainsi, lui dis-je, espérant qu’elle allait me proposer d’aller avec elle les rejoindre. — Mais non, elles n’ont aucun besoin de moi. » Nous croisâmes