Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/93

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Bien qu’on dise avec raison qu’il n’y a pas de progrès, pas de découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant reconnaître que dans la mesure où l’art met en lumière certaines lois, une fois qu’une industrie les a vulgarisées, l’art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts d’Elstir, nous avons connu ce qu’on appelle « d’admirables » photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra qu’elle s’applique d’ordinaire à quelque image singulière d’une chose connue, image différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en nous rappelant une impression. Par exemple telle de ces photographies « magnifiques » illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle cathédrale que nous avons l’habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d’un point choisi d’où elle aura l’air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d’où elle est en réalité distante. Or, l’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l’art était le premier à les dévoiler. Un fleuve, à cause du tournant de son cours, un golfe à cause du rapprochement apparent des falaises, avaient l’air de creuser au milieu de la plaine ou des montagnes un lac absolument fermé de toutes parts. Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d’été, un rentrant de la mer