Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/187

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Mme  Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations parce qu’elle a mené une vie de débauches, épousé un forçat ou, qui pis est, un homme divorcé. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient à Mme  Sazerat l’estime la plus profonde. Mais (ce que ma mère ignorait) Mme  Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Mon père, ami de M. Méline, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j’avais suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand’mère que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père et l’espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l’armée (bien que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela était assez pour que Mme  Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur de mon père et de mon grand-père, les considérât comme des suppôts de l’Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu’elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des conti-