Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/151

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qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas » (comme s’il n’était pas naturel de se méfier des gens qui vous aiment et qui seuls ont intérêt à vous mentir pour savoir, pour empêcher), et j’ajoutai ces paroles mensongères : « Vous ne croyez pas au fond que je vous aime, c’est drôle. En effet je ne vous adore pas. » Elle mentit à son tour en disant qu’elle ne se fiait qu’à moi, et fut sincère ensuite en assurant qu’elle savait bien que je l’aimais. Mais cette affirmation ne semblait pas impliquer qu’elle ne me crût pas menteur et l’épiant. Et elle semblait me pardonner, comme si elle eût vu là la conséquence insupportable d’un grand amour ou comme si elle-même se fût trouvée moins bonne. « Je vous en prie, ma petite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l’autre jour. Pensez, Albertine, s’il vous arrivait un accident ! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun mal. Mais quel plaisir si, avec ses chevaux, elle avait eu la bonne idée de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais revenir à la maison. Comme cela eût tout simplifié qu’elle allât vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où. « Oh ! je sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous vous tueriez. »

Ainsi échangeâmes-nous des paroles menteuses. Mais une vérité plus profonde que celle que nous dirions si nous étions sincères peut quelquefois être exprimée et annoncée par une autre voie que celle de la sincérité. « Cela ne vous gêne pas, tous ces bruits du dehors ? me demanda-t-elle, moi je les adore. Mais vous qui avez déjà le sommeil si léger ! » Je l’avais, au contraire, parfois très profond (comme je l’ai déjà dit, mais comme l’événement qui va suivre me force à le rappeler), et surtout quand je m’endormais seulement le matin. Comme un tel sommeil a été — en moyenne — quatre fois plus reposant, il