Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Balbec qu’Albertine, sans avoir l’air de les voir, avait un après-midi, au Casino, regardées dans la glace. Il est vrai qu’à Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction particulier pour me dire, presque choquée qu’on pût soupçonner une telle vertu : « Oh non, ce n’est pas du tout une femme comme ça, c’est une femme très bien. » Malheureusement pour moi, quand Albertine émettait une affirmation de ce genre, ce n’était jamais que le premier stade d’affirmations différentes. Peu après la première, venait cette deuxième : « Je ne la connais pas. » En troisième lieu, quand Albertine m’avait parlé d’une telle personne « insoupçonnable » et que (secundo) elle ne connaissait pas, elle oubliait peu à peu, d’abord avoir dit qu’elle ne la connaissait pas, et, dans une phrase où elle se « coupait » sans le savoir, racontait qu’elle la connaissait. Ce premier oubli consommé et la nouvelle affirmation ayant été émise, un deuxième oubli commençait, celui que la personne était insoupçonnable. « Est-ce qu’une telle, demandais-je, n’a pas de telles mœurs ? — Mais voyons, naturellement, c’est connu comme tout ! » Aussitôt le ton de componction reprenait pour une affirmation qui était un vague écho, fort amoindri, de la toute première : « Je dois dire qu’avec moi elle a toujours été d’une convenance parfaite. Naturellement, elle savait que je l’aurais remisée et de la belle manière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui être reconnaissante du vrai respect qu’elle m’a toujours témoigné. On voit qu’elle savait à qui elle avait affaire. » On se rappelle la vérité parce qu’elle a un nom, des racines anciennes ; mais un mensonge improvisé s’oublie vite. Albertine oubliait ce dernier mensonge-là, le quatrième, et, un jour où elle voulait gagner ma confiance par des confidences, elle se laissait aller à me dire de la même personne, au début si comme il faut et qu’elle