Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/212

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froncement de ces sourcils, à la dilatation de ces narines ? La présence d’Albertine me privait d’aller à elles, et peut-être ainsi de cesser de les désirer. Celui qui veut entretenir en soi le désir de continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux que les choses habituelles doit se promener, car les rues, les avenues, sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas approcher. Çà et là, entre les arbres, à l’entrée de quelque café, une servante veillait comme une nymphe à l’orée d’un bois sacré, tandis qu’au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de l’arc immense de leurs bicyclettes posées à côté d’elles, comme trois immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur lesquels elles accomplissaient leurs voyages mythologiques. Je remarquais que chaque fois qu’Albertine les regardait un instant, toutes ces filles, avec une attention profonde, se retournaient aussitôt vers moi. Mais je n’étais trop tourmenté ni par l’intensité de cette contemplation, ni par sa brièveté que l’intensité compensait ; en effet, pour cette dernière, il arrivait souvent qu’Albertine, soit fatigue, soit manière de regarder particulière à un être attentif, considérait ainsi, dans une sorte de méditation, fût-ce mon père, fût-ce Françoise ; et quant à sa vitesse à se retourner vers moi, elle pouvait être motivée par le fait qu’Albertine, connaissant mes soupçons, pouvait vouloir, même s’ils n’étaient pas justifiés, éviter de leur donner prise. Cette attention, d’ailleurs, qui m’eût semblé criminelle de la part d’Albertine (et tout autant si elle avait eu pour objet des jeunes gens), je l’attachais, sans me croire un instant coupable et en trouvant presque qu’Albertine l’était en m’empêchant par sa présence, de m’arrêter et de descendre vers elles, sur toutes les midinettes. On trouve innocent de désirer et atroce que l’autre désire.